Bruno Maresca, Crédoc, 28/01/2015
Jeudi 5 février 2015, par
Février 2015
Bruno Maresca est sociologue, directeur de recherche au Credoc. Il contribue aux travaux de l’Observatoire national de la précarité énergétique. Il est expert au Haut Conseil de la santé publique. Il contribue au blog du Monde Modes de vivre (http://modesdevivre.blog.lemonde.fr/) qui cherche à interroger « ce qui va de soi », mais aussi « ce qui passe inaperçu », dans nos vies quotidiennes, et à le mettre en perspective, dans le temps et dans l’espace. |
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« Si l’élection d’Alexis Tsipras dimanche 25 janvier soulève un tel espoir en Grèce, c’est que le peuple Grec a fait ces dernières années une expérience assez rare dans l’histoire des sociétés contemporaines, et qui est le plus souvent réservée aux temps de guerre : celle de l’effondrement des conditions d’accès aux biens essentiels (logement, alimentation, santé…) collectivement partagées, qui définissent le cœur du mode de vie d’un peuple. Toute une classe moyenne se retrouve dans une situation qui était jusque là limitée aux ménages en grande pauvreté.
Depuis deux ans, la presse européenne s’est souvent faite l’écho de cet effondrement, et en particulier des conséquences dramatiques des très nombreuses coupures de compteurs dans les foyers ne payant plus leurs factures, du fait de la perte de leurs revenus. « En Grèce, Sara, 13 ans, est morte faute d’électricité » (MyEurop, 5 décembre 2013). « Une femme tétraplégique de 56 ans est morte chez elle, une heure après que DEH (la compagnie d’électricité) lui a coupé l’électricité, bien qu’elle était sous assistance mécanique (avec trois appareils) 24 heures sur 24 ». (Okeanews, 25 juillet 2014). Au-delà des situations critiques qui conduisent au décès, c’est le sentiment de sortir brutalement de la « normalité » qui habite les familles concernées. Le Monde évoque ainsi la situation d’une famille qui a vécu deux ans sans électricité, avant de se faire rétablir le courant fin décembre dernier. « Depuis, on a installé deux gros radiateurs électriques à roulettes que l’on balade de pièce en pièce, et nous avons retrouvé le plaisir de nous laver à l’eau chaude. Nous reprenons une vie normale ». En 2013, l’électricité aurait été coupée dans 350.000 foyers grecs, touchant de l’ordre de 8% des ménages du pays.
La France submergée par la précarité énergétique ?
Pendant ce temps, en France, on procède à un nombre de coupures de compteurs de gaz et d’électricité aussi conséquent en nombre (de l’ordre de 500 000 en 2013, selon les chiffres du Médiateur national de l’énergie) soit de l’ordre de 1,5% des foyers français. Pour autant, ces situations suscitent peu d’écho et de débat dans la presse. En revanche, la notion de précarité énergétique – qui englobe des situations beaucoup plus diverses que celles de la coupure des compteurs – bénéficie ces dernières années d’un intérêt grandissant, de la part des media et des pouvoirs publics.
Dans une publication récente, notre institut de la statistique nationale, l’Insee, avance ainsi que 5,9 millions de ménages français seraient touchés par la « vulnérabilité énergétique », c’est-à-dire par des conditions de logement et de localisation résidentielle les obligeant à régler des factures importantes pour leur chauffage et pour leur mobilité (Insee Première, n°1530, janvier 2015). 5,9 millions de foyers, soit près d’un quart des ménages ! Selon l’Insee, si votre facture de chauffage représente plus de 8% de vos revenus, et vos dépenses de carburant plus de 4%, vous êtes vulnérable sur le plan énergétique. Ce qui veut dire que vous êtes potentiellement menacé de fragilisation par les hausses des prix des énergies, ou bien contraint à des restrictions importantes – réduction de l’usage du chauffage ou de l’utilisation de la voiture individuelle – susceptibles d’avoir des conséquences à la fois économiques, sanitaires, relationnelles…
Avoir froid ou dépenser beaucoup en énergie ?
Quand un phénomène touche 20% d’une population, il y a de quoi s’inquiéter très sérieusement et mettre en place des mesures d’urgence pour y pallier. Que déduire d’un tel constat ? Que la France prend le chemin de la Grèce ? Qu’il faudrait d’urgence faire baisser les prix des énergies, ou à l’inverse réduire les standards du confort – température plus basse dans les logements, moins d’usage de l’eau chaude… ? Si l’on s’en tient à l’approche budgétaire de l’Insee, la question est d’évidence mal posée.
Entre la situation de la coupure de courant d’une part, et celle de la dépense énergétique élevée d’autre part s’affrontent deux visions de la précarité énergétique. Le précaire énergétique est-il celui qui a froid, et ne peut plus vivre normalement faute de courant ? Ou est-ce celui qui dépense une part jugée trop grande de son budget pour l’énergie ? Dans le premier cas, on raisonne sur des situations concrètes de ménages précaires, pour lesquels la coupure du compteur n’est que l’aboutissement, extrême (avant l’expulsion), de la fragilisation économique. Dans le second, on raisonne sur une population très hétérogène, notamment beaucoup de familles de la classe moyenne dont le budget est de plus en plus sous pression, mais qui ne sont pas pour autant en situation de précarité, ni même menacée par elle. Le précaire énergétique selon l’Insee, c’est peut-être vous ou moi. Et c’est finalement assez inopérant pour le débat social.
Pourtant, la véritable précarité énergétique a un visage très concret. Pour s’en convaincre, il suffit de rencontrer des ménages qui ont fait l’objet de coupures de courant, du fait de factures trop lourdes à payer. A Douai, un couple vit avec son grand fils, dans un appartement trois pièces en HLM. Parce qu’ils n’ont pas pu régler un certain nombre de factures, le gaz a été coupé. Cela fait deux ans. Depuis, les radiateurs du logement ne fonctionnent plus et ils n’ont plus d’eau chaude. Ils chauffent l’eau dans des casseroles pour se laver, et utilisent un unique convecteur électrique pour tout le logement. La chute brutale de leurs revenus explique cette situation et seule la procédure en cours de surendettement les protège de l’expulsion. Ils n’ont bien sûr plus de voiture, et se contraignent très fortement sur l’alimentation. Perte subite de revenus et chute dans la spirale du surendettement sont les deux ingrédients quasi incontournables de ces situations. Deux ingrédients qui caractérisent – à grande échelle cette fois –de nombreux ménages Grecs.
La véritable précarité énergétique, c’est la rupture même de la possibilité de vivre selon le mode de vie que partagent nos sociétés occidentales. La coupure des compteurs c’est, très concrètement, la mise hors usage des radiateurs, des appareils électroménagers de base, et la suppression de l’accès à l’eau chaude. Entrer dans le foyer d’un précaire énergétique, c’est entrer sur une scène de théâtre où sont présents tous les objets familiers du quotidien, mais une scène qui reste sombre et inanimée faute de courant. C’est faire l’expérience très concrète du « mode de vie qui s’éteint ». C’est aussi découvrir que le précaire énergétique est d’abord un précaire, tout court. C’est ce dont les Grecs ont fait la douloureuse expérience à grande échelle. Ce n’est pas du tout – et heureusement – la situation de 5,9 millions de ménages français.
Vu sous cet angle, le débat sur les coupures de courant en Grèce a le mérite d’éveiller les consciences européennes sur les risques de paupérisation massive consécutifs à l’effondrement des revenus, dans la mesure où elle conduit une part importante de la population à sortir du mode de vie qui représente la norme de nos sociétés. Il nous invite aussi à positionner autrement notre débat national sur la précarité énergétique, en cessant d’amalgamer sous une même approche, purement théorique, des réalités qui n’ont rien à voir entre elles. Car cela empêche de raisonner de manière pertinente les priorités et les actions à mettre en œuvre. Or identifier les situations de réelle précarité est un préalable incontournable pour espérer trouver des réponses réellement efficaces. »
Ce texte a fait l’objet d’une première parution dans LeMonde.fr, http://modesdevivre.blog.lemonde.fr/2015/01/27/precarite-energetique-quand-le-mode-de-vie-seteint/