Portrait de membre : Elvire Bornand, Sociologue spécialiste de l’action publique

Publié le 31 mai 2019
Source : Interview réalisée le 18/03/2019, par le réseau RAPPEL


Docteure en sociologie, Elvire Bornand travaille depuis de nombreuses années sur le sujet du passage à l’action des ménages en précarité énergétique.

Dans quel contexte s’inscrivent vos travaux sur le passage à l’action des ménages vulnérables ? Qu’est-ce qui vous a amenée à appréhender ces questions ? 

Dès ma thèse de sociologie sur la formation professionnelle des demandeurs d’emploi, je me suis intéressée aux questions de non-recours. Au regard de l’intensité sociale des sujets sur lesquels je travaille, l’enjeu pour moi a toujours été de travailler au plus près du terrain et de m’inscrire dans des projets de recherche-action plutôt que sur de la recherche fondamentale, afin que mes travaux soient appropriés par les acteurs publics et puissent se traduire en actions concrètes.

En 2012, j’ai réalisé une étude avec les villes de Nantes et d’Angers sur le non-recours aux droits sociaux. Il s’agissait de questionner les offres publiques existantes pour les plus fragiles, et les raisons pour lesquelles ces offres sont peu sollicitées par les bénéficiaires potentiels. Je me suis particulièrement intéressée au décalage qu’il peut y avoir entre la représentation des acteurs publics des besoins des personnes vulnérables (et les réponses à apporter) et les besoins réels exprimés par ces personnes.

Un des exemples les plus connus sur la question est celui de l’emploi : on a longtemps pensé que le besoin prioritaire à satisfaire pour un chômeur était de retrouver du travail, et qu’il suffisait donc de faire correspondre offre et demande, alors qu’en creusant la question, on s’est aperçu qu’il importait en amont de régler toute une série de problèmes « annexes » permettant à la personne d’être vraiment disposée à s’engager sur le marché du travail : des questions de mobilité, de garde d’enfants, de confiance en soi, de stabilité dans le parcours de vie, parfois même des questions de santé.

En reprenant cette approche, je me suis aperçue que sur Nantes où l’offre de services publics est importante, la question des factures d’énergie n’était pas du tout traitée à l’époque. Si la politique publique, pour définir l’accès à un droit, appréhendait les ménages en fonction de leurs ressources, elle ne tenait pas du tout compte des dépenses, du reste à vivre ; et donc des personnes pouvaient être considérées avec des ressources suffisantes alors que vivant dans un logement énergivore, leurs factures d’énergie importantes les faisaient basculer dans une spirale de la fragilité, un incident de paiement de facture d’énergie entrainant par la suite des impayés de loyer. J’ai voulu m’intéresser à ces problèmes d’impayés et j’ai découvert qu’il y avait comme un trésor caché qui dormait dans les boîtes mails des communes : les fichiers de signalement d’impayés d’énergie transmis par les fournisseurs aux CCAS et qui n’étaient pas du tout traités !

Avec la ville de Nantes, nous avons donc commencé à traiter ces fichiers pour prendre la mesure du phénomène, analyser le montant et la récurrence des dettes, nous avons réuni des partenaires de terrain, réalisé des entretiens avec les personnes concernées, et cela a permis de montrer qu’il ne s’agissait pas d’une nouvelle précarité économique, que les ménages avaient des profils très variés et que certains d’entre eux étaient parfaitement inconnus des CCAS. Sur le papier, il s’agissait de personnes qui gagnaient leur vie mais parce qu’ils vivaient dans un logement mal isolé, avec un chauffage vieillissant ou parce que s’y ajoutaient des frais de voiture, ils se retrouvaient appauvris par leurs dépenses en énergie.

Concrètement, nous en avons conclu qu’il s’agissait d’un problème qu’il fallait traiter de manière transversale, en créant une synergie entre des compétences sociales et des compétences liées à l’environnement et au logement, des acteurs n’ayant pas le même langage. L’enjeu était de développer à la fois des actions de long terme sur la rénovation de l’habitat et des actions de court terme visant à sortir les personnes de leur situation d’impayés et d’appauvrissement.

En 2016-2017, j’ai eu la chance d’animer un groupe de citoyens dans le cadre du débat sur la transition énergétique de la métropole nantaise. Il s’agissait de personnes en précarité énergétique avec lesquelles nous avons échangé sur la manière dont les différents acteurs s’adressent aux ménages et les actions les plus pertinentes à mettre en place.

Que vous ont appris ces ménages ?

Tout d’abord ils ne voulaient pas de ce mot « précarité énergétique » ! Ensuite, ce qui est apparue de manière très forte c’est le fait qu’ils ne se reconnaissaient pas dans la première réponse qui leur été apportée à savoir des conseils sur les éco-gestes. Cela passe très mal auprès des personnes avec lesquelles j’ai été en contact  qui me disaient: « ça je le fais déjà, ça fait pas diminuer ma facture de chauffage et c’est pas moi qui vais refaire l’isolation de mon immeuble. » Le sentiment d’injustice ressentie est très fort, c’est comme si l’on faisait de ces questions de précarité énergétique un problème individuel, ce qui génère une défiance de la part des ménages dès le départ. Leur souhait est d’être entendu, compris dans leurs besoins et leurs difficultés. Ils ont le sentiment que le bailleur lui est écouté lorsqu’il dit qu’il ne peut pas rénover son parc d’un seul coup, que cela a un coût économique important, idem pour le fournisseur lorsqu’il met en avant qu’il n’est pas un service social mais un service marchand et qu’il faut payer le service consommé mais qui entend les ménages, leurs contraintes à eux ? C’est sur ce point que nous avons travaillé avec le groupe que j’ai accompagné et qui a souligné le fait que les parcours résidentiels ne sont pas libres. Et cela a été une première demande de formation : apprendre à reconnaître un logement énergivore pour savoir dans quoi on s’engage lorsqu’on choisit un logement parce qu’une fois installé même si les factures sont trop importantes on aura du mal à en partir, la seconde demande c’était de comprendre les offres des différents fournisseurs, comment bien choisir, comment lire un contrat, négocier un tarif et si des difficultés de paiement se présentent qui contacter, comment demander un étalement, négocier une régularisation…en fait les personnes demandaient à être outillés sur leur capacité à agir.

Dès lors, comment repenser les dispositifs pour assurer leur bonne réception par le public ?

La question de la temporalité de la solution apportée me semble centrale, ainsi que les moyens qu’on se donne pour mailler le parcours d’accompagnement d’avancées positives.

A la ville de Nantes, nous avons mené une expérimentation en partenariat avec les fournisseurs, basée sur le principe d’encourager dans la durée les personnes à poursuivre leur effort de règlement des factures. Concrètement, la collectivité payait une partie de la facture, rendant le paiement plus soutenable pour le ménage, et si celui-ci continuait à fournir un effort de régularisation de sa dette tous les mois, la collectivité continuait à l’encourager en reprenant à sa charge une partie de la facture. Cette démarche ne repose pas sur la culpabilité individuelle mais bien sur une compréhension de la situation de la personne : « on vous accompagne, on est conscient que cela vous demande des efforts et des sacrifices. » Ces notions d’accompagnement et de mise en lisibilité de l’effort demandé au ménage me semblent fondamentales pour permettre aux personnes de s’accrocher.

Un autre élément concerne la communication en toute transparence de la part des professionnels sur la manière dont ils prennent en charge le « dossier » de la personne à chaque étape, y compris si cela avance difficilement. Ainsi, des personnes en attente de solutions à leurs problèmes me disaient « on est au courant de rien, ce qui nous aiderait à tenir c’est qu’on sache de façon plus transparente ce qui se passe. »

Les questions sur la communication et comment rendre l’information accessible et compréhensible par tous sont également cruciales. L’énergie est très difficile à matérialiser car elle ne se voit pas et il y a un écart très important entre l’acte de consommer et le moment où l’on reçoit la facture. C’est la raison pour laquelle la mensualisation, qui est souvent proposée par les fournisseurs, met de nombreuses personnes en difficulté au moment de la régularisation qui intervient des mois après, et particulièrement la première année qui suit l’installation dans un nouveau logement.  Pourtant les gens ont des questions très simples : est-ce que je surconsomme et comment être alerté si tel est le cas ? Il faudrait penser à des dispositifs d’alerte intelligents en cas de surconsommation. On peut d’ores et déjà déclencher ou arrêter à distance son chauffage. Les compteurs Linky pourraient être pensés comme ça mais à condition que le système soit ergonomique.

Enfin, de nombreuses recherches montrent que les personnes qui n’ont pas une habitude des services sociaux ne viennent que dans l’urgence, lorsqu’ils reçoivent l’avis de coupure. Il importe donc de pouvoir informer les gens le plus en amont possible : exploiter les fichiers de signalement des impayés pour que le CCAS fasse parvenir un courrier personnalisé au ménage présentant les dispositifs existants, que la personne puisse se dire « je ne suis peut-être pas un cas isolé, vu qu’ils ont même un dispositif pour ça ! » D’autant, qu’en bout de chaîne on recueille aussi des témoignages d’agents d’ERDF qui souffrent d’avoir à couper l’électricité chez les gens.

Vous l’avez dit, on se trouve également face à une certaine défiance des ménages vis-à-vis des institutions, des difficultés à mobiliser les publics, comment passer de la défiance à la confiance ?

Il faut démarrer de manière modeste, si les personnes ne sont pas convaincues, il faut aller les chercher là où elles sont c’est-à-dire chez elle. S’appuyer sur l’expertise d’usage, laisser les usagers eux-mêmes partager leurs expériences, car les personnes convaincues sont convaincantes ! J’ai en souvenir une citoyenne que j’avais rencontré dans la rue et qui nous avait dit : « Moi je viendrais pas à votre machin mais vous pouvez venir boire un coup chez moi » et c’est ce qu’on a fait en demandant à la personne d’en parler à ses voisins. La médiatrice énergie a fait l’analyse de l’appartement dans un vrai appartement.

Je travaille en ce moment sur les questions de santé et on a vu en santé combien les patients avaient un rôle à jouer pour convaincre d’autres patients, car eux-mêmes ont vécu des choses et savent l’expliquer dans un vocabulaire avec des exemples que n’auront jamais les médecins et infirmiers. C’est la même chose sur l’énergie, on a besoin de pairs qui puissent monter en compétences et qui deviennent de vrais collaborateurs dans les dispositifs par la mise en confiance des personnes en précarité énergétique qui seraient plus éloignés, plus en défiance.

Pensez-vous que certains dispositifs peuvent être stigmatisants pour les personnes ? Freiner le recours ?

Je pense que pour certaines oui, vraiment pas pour toutes…moi quelqu’un arriverais chez moi pour faire le tour de tout ce que j’ai dans mon appartement puis me demanderais de lui présenter mes différentes factures et l’état de mes comptes bancaires, j’aurais un peu l’impression qu’il m’a demandé de me déshabiller ! Il me semble que l’on devrait commencer par montrer à la personne que l’on va prendre en compte son problème, lui expliquer les différentes étapes, faire un état des lieux plus progressif…

L’entrée par l’argent et la manière dont on le dépense produit également énormément de jugement et de crispation, cela peut être très violent pour la personne. Bien que les questions budgétaires soient nécessaires à aborder, ce n’est surtout pas ce qu’il faut traiter en premier si l’on veut favoriser l’adhésion à un dispositif. Dans ce cadre, il y aurait aussi tout un travail à faire sur la manière dont sont attribués les aides, les critères d’éligibilité : comment et qui peut juger que la personne gère bien son budget, a des usages adaptés, les arbitrages à faire quand on a un reste à vivre limité ?

Pour finir, quels conseils donneriez-vous à ceux qui construisent les dispositifs ?

Ne pas faire les choses dans son coin et tenir compte de l’existant ! Il y a tellement d’offres et chacun imagine un dispositif  qui s’additionne aux autres, c’est pour cela que les idées de guichet unique peinent à fonctionner, face à ce mille-feuille il est trop difficile d’avoir l’information en un seul endroit. Il faudrait commencer par bâtir une analyse du besoin qui identifie ce qui n’est pas offert sur le territoire, et ne pas faire sans les acteurs concernés qui sont autant les acteurs publics et privés que les usagers eux-mêmes, construire un service qui repose sur une réelle prise en compte de la multiplicité des points de vue des utilisateurs. D’autant que l’on garde beaucoup plus présent à l’esprit l’échec que le bon point, une offre trop approximative qui déçoit les personnes a un effet déceptif en cascade : les gens n’y reviendront pas une seconde fois. Il y a tellement de personnes qui ont encore leur boîte d’ampoule quelque part en haut d’un placard mais qui ne les ont jamais installées car ils n’avaient pas les bonnes douilles ou je ne sais quoi, ça paraît être une bonne idée, ça fait plaisir d’avoir des ampoules gratuites mais si elles ne sont pas installées…

J’adorerais me poser quelque part dans un territoire et pouvoir tout faire de manière ascendante : faire un état de l’offre existante, voir comment faire adhérer à cette offre et si on s’aperçoit qu’il y a des trous, expérimenter des choses nouvelles et mettre en capacité les acteurs.

Portrait de membre
Elvire Bornand – Sociologue spécialiste de l’action publique
18/03/2019

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